Interview de François LESPINASSE
C’est à l’occasion de sa conférence de ce jeudi 10 mars 2011,
dans le cadre de l’exposition de Rueil-Malmaison ‘Les Peintres de l’Ecole de
Rouen’, que nous avons rencontré François Lespinasse, historien
d’art, spécialiste de ‘l’Ecole de Rouen’.
Sa grand’ tante tient boutique d’antiquités Place Restout à
Rouen, tandis que son père, dentiste, lui fait suivre des cours particuliers de
dessin avec l’un de ses patients, un certain Michel Frechon, fils
du fameux Charles Frechon et considéré aujourd’hui, comme le plus fin
dessinateur de ‘l’Ecole de Rouen’. François Lespinasse est alors âgé d’environ
8 ans. Et il se souvient avec tendresse de ces leçons du jeudi après-midi, où
Michel Frechon repartait, après dîner. Puis il était coutume que le jeune
François raccompagne Michel Frechon à son domicile-atelier Place St Marc,
occasion de remarques et d’enseignements architecturaux chemin faisant, par
celui qui restera comme LE fusainiste des Monuments Rouennais.
Autant dire que le milieu fut propice au développement de l’acuité du futur
spécialiste.
Après 10 ans comme Kinésithérapeute sur ‘Les Hauts de Rouen’, et
de très nombreuses heures passées en recherches à la Bibliothèque Municipale,
il décide d’ouvrir une galerie rue Martainville en 1979, qu’il garde 30 ans.
Paraîtront une quinzaines d’ouvrages dont plusieurs de référence, telle la 1ère biographie
sur l’ensemble des Peintres de ‘l’Ecole de Rouen’ éditée dès 1980.
Pierre BUYCHAUT : Durant
toutes ces années, quelle a été votre plus belle découverte ?
François LESPINASSE : Après la
montagne (1), ‘l’Ecole de Rouen’ !!
(1) La 1ère passion de
François Lespinasse fut La Montagne, avec conquête de hauts sommets de par le
monde, dont le Chopicalqui au Pérou (6.390m).
PB : …
FL : Oui, c’est ‘l’Ecole de Rouen’ ! Dans son
ensemble ! Rendez-vous compte : depuis la disparition en 1927 du
critique aux 6.200 articles, Georges Dubosc, quasiment rien : le catalogue
de la rétro sur Pinchon à la Galerie Hervé en 1971, la réunion
des courriers de Joseph Delattre par Du Châtenet en 1974, une
étude de De Knyff sur Pierre Dumont en 1976 et surtout, en
1969, le catalogue de la rétro Narcisse Guilbert par la
Galerie André Watteau, le pionnier, qui acheta une centaine de tableaux à
Renée, fille de Narcisse Guilbert. Et c’est tout pour ce qui est de réellement
instructif. Mais rien ne regroupant l’ensemble des Peintres de ‘l’Ecole de
Rouen’.
PB : Quel
est l’artiste qui vous impressionne le plus aujourd’hui ?
FL : Charles Angrand !
Définitivement, et depuis le début de mes recherches ! Pour la
rétrospective montée au Musée de Dieppe grâce au concours de son neveu, Pierre
Angrand, en 1976, je m’y suis rendu plusieurs fois. Et, à l’époque, il n’y
avait rien sur Charles Angrand ! A part cet excellent ouvrage qui reste de
référence, du Docteur Sutter, sur le Néo-Impressionnisme.
PB : Cette
‘Ecole’ est-elle, à votre avis, reconnue aujourd’hui ?
FL : Pas suffisamment malgré
le cap historique de ‘Normandie Impressionniste 2010’, qui fit cohabiter
les majors de ‘l’Ecole de Rouen’ (Lebourg, Lemaître, Angrand, Frechon, Delattre, Vignet, Pinchon et Dumont)
avec les grands Maîtres Monet, Pissarro, Gauguin, Guillaumin, Signac. 1996 fut
une étape muséale intéressante (L’Ecole de Rouen, de l’impressionnisme
à Marcel Duchamp, Musée de Rouen, NDR). En 2008, ce fut l’étape muséale
cruciale d’une monographie, point de départ d’une reconnaissance avec son
catalogue d’importance (Rétrospective Charles Frechon, Musée de Rouen,
NDR). En fait, il faudrait 8 à 10 catalogues de cette envergure muséale, de
préférence monographiques, pour qu’il y ait reconnaissance.
PB: Vous parlez de
8 à 10 monographies. A qui pensez-vous ?
FL : Albert Lebourg, Léon Jules Lemaître, Pierre
Hodé, et puis Henri Vignet, Eugène Tirvert… Pierre
Dumont, quant à lui, mériterait une étude en profondeur, tout autre de tout
ce qui peut exister aujourd’hui : une grande étude sur les XXX, puis
la Société Normande de Peinture Moderne qu’il créa
en 1909, et par laquelle il fit venir à Rouen : Picabia, Vlaminck,
Marquet, Gleizes, Juan Gris… que des pointures ! Cette période 1900-1914
est exceptionnelle dans l’œuvre de Pierre Dumont, par son interprétation du
cubisme et sa participation majeure à l’essor du Fauvisme.
![]() |
Pierre DUMONT - La Cathédrale de Rouen, 1912, Milwaukee Art Museum |
Et puis il y a Joseph Delattre. Son tour va venir. Je sais que le bureau de l’AER travaille pour une rétrospective, si possible en 2012, centenaire de sa disparition. Il lui faut un espace d’exposition à sa mesure et la parution d’un ouvrage de qualité reprenant les 60 ou 80 plus beaux numéros de son œuvre.
PB : J’ai
le plaisir de vous confirmer que l’AER prend des contacts depuis une bonne
année, pour Delattre.
FL : Joseph Delattre revêt une importance considérable dans
l’histoire de l’art, notamment régionale. Primo de par sa sensibilité
impressionniste toute personnelle devant le motif, secundo par son implication
dans la reconnaissance rouennaise du mouvement impressionniste et la défense de
ses amis vis-à-vis des critiques réfractaires, et tertio par la création en
1896 de L’Académie Libre de la rue des Charrettes qui a vu
passer toute une génération de peintres comme Couchaux, Vaumousse, Hénocque, Guilbert…,
et j’en profite pour préciser qu’à aucun endroit, on ne voit apparaître le nom
de Pinchon comme élève de Delattre ! Robert-Antoine Pinchon devait
être de caractère trop indépendant pour suivre les préceptes du ‘Maître de
Petit-Couronne’ (alias Delattre, qui se retira à Petit-Couronne en 1902,
NDR), et son mécène, François Depeaux, devait veiller sur son ‘poulain’, le
jeune Pinchon !
PB : Vous
en êtes membre, mais ne faîtes pas partie du Bureau. Comment percevez-vous
l’AER ?
FL : L’Association des Amis de l’Ecole de Rouen est un
parfait moteur qui tient les peintres que l’on aime, au-dessus de la ligne de
flottaison. Mais avant d’arriver à la reconnaissance de cette ‘Ecole’, il
faudra beaucoup de persévérance, de détermination. C’est un travail de très
longue haleine. Or, cette reconnaissance passe par une expo à Paris.
Avec cette majestueuse expo de Rueil, dont je regrette le
désistement de prêt du Musée de Swansea auquel François Depeaux a fait don en
1911 de 6 toiles, nous nous approchons de la Capitale, et nous bouleversons un
peu les jugements tout faits qui font de Albert Lebourg, par
exemple, un petit paysagiste des bords de Seine.
PB: Pourtant
l’expo du Musée de Rouen en 2010, Normandie Impressionniste, à laquelle l’AER a
contribué comme, du reste, à Vernon et Bernay, a du faire bouger cette image un
peu figée ?
FL : Au bout de 30 ans de semence (le 1er ouvrage
de François Lespinasse date 1980, NDR), l’expo de Rouen de 2010 a montré les
Maîtres (Gauguin, Monet, Pissarro) et, à leurs côtés, les Peintres avec un
grand P, notamment Les 3 Mousquetaires (Lemaître,
Angrand, Frechon et Delattre, NDR) dont on a vu qu’ils n’étaient ni des
‘suiveurs’, ni des ‘petits maîtres’. Charles Frechon a,
vraisemblablement, atteint une envergure nationale ; Charles
Angrand la possède, lui, sûrement désormais ; le tour de Joseph
Delattre s’approche ; quant à Lebourg, il pâtit de
cette image bien collée de ‘petit impressionniste des bords de Seine’ que l’on
ne gommera uniquement que par une importante rétro à Paris ou à Rouen. On y
dévoilerait une période algérienne (1872 – 1877, NDR) totalement délaissée
aujourd’hui, alors que Lebourg y développe un impressionnisme éclatant de
lumière ; idem pour son voyage en Hollande ou à La Rochelle.
Dans un même état d’esprit, les ‘Autorités’ considèrent encore
‘l’Ecole de Rouen’ comme un mouvement régional mineur ! Alors qu’il ne
faut pas oublier que Lebourg participe 2 fois aux 4ème et 5ème Exposition
Impressionniste de 1879 et 1880, côtoyant alors les plus grands !
PB: Quels
sont vos recherches actuelles, vos projets ?
FL : En ce moment, je m’attelle à la correspondance d’Albert
Lebourg, 820 lettres à ce jour, qui se révèle cruciale pour la compréhension
des échanges artistiques entre Paris et Rouen. »