CORRESPONDANCES...
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crédit photo DR |
Félix Fénéon dans le Bulletin de la Vie Artistique du 15 avril 1926 : Charles Angrand écrit : « .. Ses autres amis, et qui le restèrent jusqu’ à sa mort survenue le 1er avril 1926, étaient Luce et Signac. Cross aussi. La correspondance assidue qu’il entretint avec tous trois est une mine de documents pour une histoire de l’impressionnisme. Dans cette histoire il occuperait plus de place qu’il n’en occupa dans l’actualité. »
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Félix FENEON, peint par M. LUCE- 1910- Musée de l'Hôtel Dieu de MANTES-LA-JOLIE |
Le récolement de la correspondance échangée donne cette juste vision. Les lettres entre Charles Angrand et Maximilien Luce, et inversement sont la parfaite démonstration de la très grande amitié et le profond et constant respect entre les deux artistes.
Leur
rencontre se fait probablement en 1887, année où Maximilien Luce participe pour
la première fois au Salon de la Société des Artistes Indépendants, dont
Charles Angrand est un des membres fondateurs en 1884. Retiré dans le
pays de Caux, à Saint Laurent en Caux en 1896, après quatorze années de vie
parisienne, Charles Angrand va correspondre pendant vingt-cinq ans avec son ami
et dans sa dernière lettre de mars 1926, il commence ainsi : « mon
vieux, … » et termine : « quant à vous, vieux, je vous
embrasse … ». Tout est dit.
Quels
sont les sujets traités dans les lettres par les deux amis ?
Quand
Maximilien Luce écrit à son ami normand, d’abord cauchois à Saint Laurent en
Caux jusqu’en 1913, puis dieppois une année, et enfin, rouennais jusqu’à son
décès le 1er avril 1926, il aborde les sujets parisiens par excellence : les
Salons. Avant tout, celui de la Société des artistes Indépendants auquel tous
deux ils vont montrer une fidélité remarquable donnant ainsi une force
considérable à cette manifestation.
Le
Salon d’Automne, créé en 1903 est aussi l’occasion d’échanges intéressants et
Luce invite très fortement son ami à venir à Paris, à quitter son refuge
cauchois. Enfin le Salon de la Société Nationale des Beaux arts, et celui des
Artistes Français souvent boudés par Angrand est l’occasion
d’explications souvent pointues.
En
1900, Paris est la capitale mondiale des Arts et trois galeries ont une renommée
internationale, la galerie Durand-Ruel et la galerie Bernheim, la galerie
Georges Petit auxquelles vont s’ajouter la galerie Vollard, puis la galerie
Druet. Maximilien Luce visite ces expositions et donne un avis autorisé et
sollicite souvent une réponse. Dans la première et prestigieuse, il a
l’occasion de voir d’exceptionnels Manet, Monet, Sisley .. Il fait part
de son enthousiasme. A la galerie Bernheim, Félix Fénéon, ami intime des deux
artistes, devient vendeur en 1906 et fait exposer H.E Cross en 1906, Signac en
1907, Marquet et Matisse en 1908, Van Dongen en 1909. Ces manifestations créent
des missives passionnantes, comme lors de l‘exposition Futuriste. Chez Druet,
où Maximilien Luce va exposer en mars 1904, il va inviter régulièrement
son ami à adresser ses dessins et à lui faire vendre. Luce expose en 1921 à la
galerie Dru et son intervention par ses nombreuses missives est décisive pour
aboutir à l’unique exposition particulière de Charles Angrand en 1925 en ces
mêmes lieux.
Son intervention
en 1926 pour la Rétrospective des Indépendants est décisive.
Les
visites à l’Hôtel Drouot sont aussi l’occasion de constater l’évolution des
prix des tableaux lors des ventes importantes ( Sedelmeyer, Doucet, Robaut …).
Mais la grande amitié des deux artistes se manifeste surtout dans la quête permanente d’informations sur le groupe néo-impressionniste. Maximilien Luce voit Paul Signac aux séances du comité des « Indép », le « Maître », le « Maître tropézien » comme l’appelle Luce, entretient une importante correspondance avec le groupe et une grande activité, expositions, voyages, publications qui passionnent les deux peintres. Félix Fénéon apparait lui aussi souvent, mais les deux amis Luce et Angrand apprécient énormément Henri Edmond Cross.
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Henri Edmond Cross |
Les
ennuis de santé de ce dernier sont l’objet de nombreuses missives, qui sont la
meilleure preuve des liens de ces trois artistes. Luce sollicitera d’ailleurs
Charles Angrand pour rédiger la notice nécrologique du douaisien pour le
journal de Jean Grave « Les Temps Nouveaux ». La famille Cousturier
retient l‘attention des deux amis. Lucie, Edmond son mari et leur fils François
sont l’objet de toute la sollicitude des deux amis. Les expositions, les voyages,
les publications de cette exceptionnelle femme artiste intéressent au plus haut
point les deux complices.
Théo
van Rysselberghe, peintre belge, ami proche, lui aussi est intime et fait
partie de ce groupe. Emile
Verhaeren, le poète est un ami commun et sa mort tragique à Rouen le 27
novembre 1916 entrainent des correspondances d’une belle sincérité.
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portrait Théo Van Rysselbergue - 1916 |
Maximilien
Luce à l’inverse de Charles Angrand a voyagé : Londres dès 1877 (il a 19 ans),
Bruxelles en 1889 et 1892, Londres, Saint Tropez, 1893 Camaret, 1895 Bruxelles,
1896 Bruxelles et Charleroi. Puis vallée de la Cure (Yonne), 1907
Hollande, Honfleur 1928, 1930 Honfleur, Le Tréport, Saint-Malo. A chaque
voyage, Maximilien Luce écrit à Charles Angrand, soit des lettres ou de jolies
cartes postales, elles sont le fil qui existe entre les deux artistes.
Charles
Angrand dans son isolement normand a un réel plaisir à recevoir des nouvelles
de ses amis et tout particulièrement de Maximilien Luce. Il ne le tutoie pas
mais il est le plus proche de ses correspondants, et tous deux prennent soin
dans chaque fin de lettre de s‘inquiéter de la santé des membres de la famille.
C’est
le seul à venir à Saint Laurent en Caux, dans ce bourg situé à équidistance des
falaises du pays de Caux et des boucles de la Seine, et là, Maximilien Luce va
réaliser deux très beaux portraits de son ami.
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portrait de Ch Angrand par M.LUCE-1909 - collection privée |
Tous
deux sont militants socialistes, fournissent des dessins pour « Les
Temps Nouveaux » offrent des œuvres pour les tombolas, refusent les
honneurs. Leurs nombreux échanges durant la guerre de 1914-1918, montrent leurs
angoisses, leurs craintes, mais aussi leurs espoirs.
Charles
Angrand informe Maximilien Luce de la lenteur de la progression de
l’avant-garde en province et tout particulièrement à Rouen. Ils échangent des
coupures de journaux, font une très large revue de presse et le rouennais fait
même découvrir le philosophe Alain à Maximilien Luce.
Lors de
son inhumation le 4 avril 1926 au cimetière Monumental de Rouen, son dernier
neveu, le peintre André Léveillé, Maximilien Luce, au nom de la société des
Artistes Indépendants, l’accompagnent à sa dernière
demeure.
Terminons
par ces lignes de Jean Sutter, auteur en 1970 d’un ouvrage sur les
Néo-impressionnistes qui fait toujours référence, sur Maximilien Luce :
« Il
était aussi intransigeant envers lui-même qu’envers les autres. Sa profonde
amitié avec Angrand dura, sans nuage, jusqu’à la mort, en 1926, du fameux
peintre de Rouen. ».
François Lespinasse
Voici ci-dessous quelques extraits de la correspondance de
Maximilien LUCE à Charles ANGRAND; vous trouverez les lettres de Ch. ANGRAND
dans mon volume "Correspondance de Ch. ANGRAND", préfacé par Mme Joan
HALPERIN, spécialiste de Félix FENEON.
13 août
1900
« …
Vous devez me trouver bien flemmard et bien rosse de ne jamais vous écrire,
vous isolé. J’ai eu de vos nouvelles par une lettre adressée à Cross.
Nous
espérions vous voir mais cela a raté, quand pensez-vous venir, dites le moi
nous irons ensemble faire un tour à la Centennale, il y a des choses fort
intéressantes… »
2 avril 1909
« Vous êtes la sagesse même.
En
effet plutôt que de presser pour terminer votre effigie, quelle noblesse
de langage, je préfère attendre ne pouvant le mettre à mon exposition qui du
reste est avancée… »
2 décembre 1910
«
… Maintenant je vais vous attraper pourquoi tant de mal, vraiment vous êtes très
gentil et votre envoi m’a fait grand plaisir; mais quel tracas cela doit
vous donner, emballage, achat de beurre et il est très difficile
de vous faire accepter quelque chose. Tous mes remerciements de
ma femme et des gosses qui se régalent des pommes …»
30 octobre 1912
«
Vu aussi le salon d’automne, c’est plutôt triste les choses sont placées avec
une partialité révoltante. Matisse occupe tout un panneau avec des natures
mortes incompréhensibles, ce n’est plus de la peinture c’est du barbouillage,
ce ne sont pas mieux des affiches.
Quant
aux cubistes, je m’en fous, je n’y comprends rien. Car assez je pense trouver
le mot juste, ce sont des grimaciers qui cherchent à attirer l’attention…
»
1917
« Mon
vieux, il y a bien longtemps que je n’ai pas eu de vos nouvelles,
que devenez-vous et que veut dire ce silence .. En ce moment l’on est guère en
train d’écrire quelle tristesse. Que de boue remuée et les sacrés bourgeois et
même ceux qui raisonnent en retemps ordinaire vous sortent des boniments
à vous faire sauter… »
6 mars
1926
«
… j’en ai assez et aspire à Rolleboise. Sitôt débarrassé de toutes ces
expositions je ferai un saut à Rouen. En tout cas si vous êtes pour venir prévenez-moi.
Surtout un mot de temps en temps pour me dire comment cela va…. Un mot élogieux
de Fels sur vous dans L’Art vivant mais ne vous laissez pas prendre par ce sale
bougre non parce qu’il vous a découvert (enfonceur de portes ouvertes) mais
parce que c’est un terrible tapeur… »
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