Charles ANGRAND & René MATTON, une amitié !
Charles Angrand - un coin du Parc Monceau |
Le tableau « Un Coin du Parc Monceau » le samedi 18 novembre livré aux feux des enchères à Poitiers par l'étude Boissinot & Tailliez, avec l'assistance du cabinet Philippine Maréchaux, a atteint le chiffre record de 992 200 euros, frais compris (voir notre article précédent).
Le tableau avait été authentifié par F. Lespinasse, expert du
peintre. Il figure dans ses archives.
Des lettres de famille (Charles Angrand à ses parents) et une
lettre à Charles Frechon et Maurice Dezerville (archives F.L) donnent de
précieuses indications sur l'exécution de ce tableau réalisé, en 1888, selon la
méthode de Seurat. François Lespinasse nous en dit plus :
La toile appartint dans un premier temps au
Docteur René Matton (1861- 1938) ancien élève du Collège Chaptal, interne des
Hôpitaux de Paris, médecin thermaliste à Salies-de-Béarn. Les deux hommes
firent connaissance au Collège où Charles Angrand fut répétiteur de 1882 à 1896.
René Matton devint le propriétaire non
seulement d'un " Coin du Parc Monceau " mais encore de " La
Ligne de l'Ouest ".
Pour la Rétrospective de Trente Ans d'Art
Indépendant organisée par Paul Signac au Grand-Palais des Champs Elysées,
avenue Victor Emmanuel III, du 20 février au 21 mars 1926, où l'artiste
présenta six œuvres, il fit appel à son ami René Matton pour le prêt de
" la Ligne de l'Ouest ". Le médecin se rendit à Rouen en
février(1), alors que l'artiste vivait les derniers jours de sa vie.
(1) le 20 février, comme précisé dans la carte de condoléances
adressée à Madame Paul Angrand (Archives F.L)
Charles.Angrand - la ligne de l'ouest - 1886 -HST 76x92 |
Charles Angrand décède le 1er avril 1926.
Empruntons à Comoedia(2) du
1er juillet 1926 les lignes suivantes :
(2) Comœdia est
un journal culturel de presse écrite français aujourd'hui
disparu, fondé par Henri Desgrange, qui a paru du premier octobre 1907 au 6 août
1914 et du premier octobre 1919 au 1 janvier 1937 comme quotidien, puis du 21
juin 1941 au 5 août 1944 de façon hebdomadaire.
Le docteur René Matton, lié avec Charles
Angrand comme il l'est avec Signac et la plupart de nos impressionnistes, a
visité cet ami de Seurat dans sa maison de Rouen, quelques semaines avant sa
mort.
Ci-dessous, quelques extraits du récit qu'il
fit de cette visite :
"Pour le revoir, j'allai à Rouen je gravis les étages d'une
vieille maison du quai du port, et j'entrai dans sa chambre vaste, éclairée
d'une large baie et tout illuminée de soleil. C'est là qu'il vit, c'est là que
je le trouvai amaigri, pâli, le visage ascétique aux yeux très vifs, encadrés
de rares cheveux blancs, coiffé de soie noire, assis à sa table,
tout occupé de racler avec soin, d'un solide couteau à palette, sa tranche de
viande quotidienne.
Chaque jour ainsi, depuis qu'il consent à se soigner, il en extrait une belle pulpe framboisée, savoureuse, et qui l'aide à vivre encore.
Dans la même note, d'autres tons éclatent,
ceux que mettent autour de lui des gerbes de fleurs délicates, anémones du Béarn,
tout épanouies dans cette clarté, modeste joie pour ses yeux d'artiste, et
qu'il doit à la pensée d'un ami.
Je suis certain que ma visite le réjouit, mais
il ne le laisse point trop paraître. Sa réserve est grande et, pendant les
heures que nous allons passer ensemble, son regard intelligent restera posé sur
le mien, il m'écoutera, il parlera à son tour, avec ordre, un peu lentement
peut-être, toujours soucieux du choix exact des mots, exactement adaptés à sa
pensée nette et réfléchie.
Son langage comme sa peinture sont préparés
par la méditation nécessaire, et valent avant tout pour leur sincérité. La
sincérité, c'est la qualité maîtresse d'Angrand.
Ses dessins, ses pastels, ses toiles sont variées
infiniment dans leur conception, dans leur facture, parce qu'ils sont toujours
l'expression exacte d'une inspiration d'artiste très diverse, dont l'évolution
a été incessante et qui s'est constamment renouvelé. Angrand est un poète, un
méditatif, un esprit pur, d'esprit désintéressé, d'âme personnelle. Il n'a jamais
attendu que du spectacle de la nature et des hommes qui l'entouraient et des
moyens d'expression dont il disposait, la traduction de son sentiment et de ses
rêves.
Angrand ne parle que quand il a quelque chose
à dire, il n'éprouve le besoin d'extérioriser sa pensée qu'après qu'il se soit
recueilli et qu'il ait longuement regardé et médité.
Il suit de là que son action de peintre, de
dessinateur ne peut être que discontinue, coupée de retraites de silences
féconds et par là Angrand n'est rien moins sans doute qu'un saint dans l'art de
peindre, qui s'apparente aux grands peintres religieux primitifs de l'Italie et
du Nord. "Les Saints ne se sont jamais tus" écrit Blaise Pascal
;
Au domicile de Angrand, sur les quais de Rouen |
" Ils ne peuvent pas, ils ne doivent
pas se taire, mais leurs paroles, leurs discours ne valent qu'en ce
qu'ils ont de réfléchi, de fort et de rare".
Non seulement le dessin, la composition, la
couleur, le sujet des différents ouvrages d'Angrand sont très dissemblables,
mais l'idée, le sentiment, l'émotion qui s'en dégagent semblent émaner d'âmes
distinctes.
Nous trouvons chez lui la marque d'un talent
véritablement protéiforme dont l'expression changeante témoigne de la sincérité
d'un artiste aussi peu soucieux de se continuer que d'être reconnu de ceux qui
l'ont déjà et abordé. Et si, à travers le temps, on cherche à tracer la courbe
de ses aspirations successives on la voit s'élever de plus en plus haut, à
mesure que l'atmosphère de ses paysages s'épure, que ses figures s'idéalisent
et que se simplifie sa technique.
S'il est un maître, maître poète et maître
artiste, et des plus grands, dont l’œuvre actuelle d'Angrand puisse être
rassemblée, il semble que ce soit François Millet.
Les paysans normands de l'un ne sont-ils pas comme
ceux des campagnes briardes de l'autre, des sortes de personnages bibliques,
simples et mal dégrossis admirables pourtant dans leurs attitudes familières ?
Nous ne pensons pas que la pensée d'un artiste puisse s'élever plus haut, se
sublimer davantage.
Nous quittons notre ami à la tombée du jour.
Le soleil se couche magnifiquement à l'horizon de la large coulée du fleuve,
dans une apothéose de lumière".
Salies de Béarn
René MATTON